La nuit tombait sur la plaine de Kareth, glaciale et déserte, étirant les ombres comme des griffes sur la terre meurtrie. Les ruines de Voldraen émergeaient à peine de la brume, anciennes et oubliées, comme si le monde lui-même avait voulu effacer leur trace. Mais moi, je n'oubliais rien. Pas ce genre de lieux. Pas ce qu'ils pouvaient contenir.
Ma silhouette humaine se découpait dans l'obscurité, drapée d'un manteau noir aux reflets cendrés. À mes côtés, Elira avançait sans bruit, son regard vigilant balayant les alentours. Elle ignorait encore ce que j'étais réellement. Et c'était mieux ainsi. Il valait mieux pour tous que la vérité demeure tapie, comme le monstre sous le lit d'un enfant qui croit encore au sommeil paisible.
— Ce n'est pas Solmeris, murmura-t-elle. Pourquoi dévier ?
— Voldraen renferme quelque chose que je dois voir, répondis-je sans m'arrêter. Et ce que je cherche n'attend pas.
Sous nos pas, les pierres millénaires semblaient gémir, chargées de souvenirs brisés. Des symboles anciens, à moitié effacés, parsemaient les murs. L'air était saturé de magie résiduelle, sèche, morte... mais pas inerte. Comme un cœur arrêté qui n'aurait pas encore refroidi.
Nous pénétrâmes dans une salle circulaire, ouverte aux étoiles. Au centre, une dalle noire, intacte malgré les âges. Je posai ma main dessus, sans cérémonie. Un frisson parcourut ma colonne vertébrale, mais mon visage resta impassible.
« Choisis, Caelum. Souviens-toi. »
Une onde mentale, brève et coupante. Des images : des chaînes astrales, une salle d'obsidienne, une voix qui n'était ni humaine ni draconique. Quelque chose de plus ancien que les deux.
Je retirai ma main. Rien ne transparaissait sur mon visage. J'étais maître de mes réactions, comme toujours. Elira s'approcha prudemment.
— Tu savais ce que tu allais trouver ?
— Pas précisément. Mais j'ai reconnu l'appel. Ce lieu... n'est pas simplement un vestige. C'est un verrou. Et je viens d'en briser un.
— Tu sembles presque... satisfait.
Je me tournai vers elle, un sourire fin sur les lèvres. — Satisfaire une curiosité n'est qu'un pas. Ce que j'ai vu m'ouvre une voie. Le passé me parle, et il me donne les clefs du futur.
Elle fronça les sourcils, intriguée, mais ne posa pas de questions. Intelligente. Elle avait appris à observer sans parler. À retenir plutôt qu'exposer.
Nous campâmes au bord du lac de Terenhal. L'eau, sombre comme de l'onyx liquide, reflétait un ciel sans lune. Le silence régnait, hormis le crépitement du feu. Je contemplais les flammes, perdu dans une réflexion stratégique.
— Tu n'es pas comme les autres, dit Elira d'un ton mesuré. Tu parles peu, mais tout ce que tu dis semble pesé, calculé.
— Parce que je ne dis jamais un mot en trop. Ni un mot en moins.
— Tu n'as pas peur... de ce que tu es ?
Je levai les yeux vers elle, un éclat froid dans le regard. — Ce que je suis est un avantage. Un outil. La peur est une faiblesse humaine. Moi, je préfère le contrôle.
Elle frissonna légèrement, mais pas de froid. Elle sentait que mes mots n'étaient pas une posture. Que derrière mon calme, il y avait une volonté plus tranchante que l'acier.
Mais elle ne savait pas. Pas encore. Que l'homme devant elle n'en était pas vraiment un.
Trois jours plus tard, nous atteignîmes Drelm, un hameau blotti au nord, aux portes de la Forêt Noire. L'ambiance y était pesante. Quelque chose rongeait les fondations du village, comme une racine empoisonnée.
L'aubergiste, un colosse taciturne, me fixa longuement avant de détourner les yeux. Il ne savait pas qui j'étais. Personne ne le savait. Et c'était exactement ce que je voulais.
— Vous cherchez la vieille de la tour ? demanda-t-il. Elle voit des choses... trop de choses.
— Conduis-nous à elle.
La tour était en ruine, mais debout. La vieille femme nous attendait, assise, les yeux bandés, un sourire énigmatique sur les lèvres.
— Tu sens l'écho des flammes, murmura-t-elle. Mais tu caches bien la vérité. Même les dieux pourraient te passer à côté s'ils ne regardaient pas attentivement.
Je ne répondis pas. Elle tendit une pierre noire, luisante, vibrante de pouvoir ancien.
— La Tour de Morthir s'est éveillée. Trois clefs pour ouvrir son sceau. Celle-ci est la première. Les autres viendront. Mais souviens-toi, tu n'es pas seul à chercher.
Je pris la pierre. Elle vibra entre mes doigts, reconnaissant en silence la nature de celui qui la tenait. Un dragon dissimulé dans une peau d'homme.
— Les autres peuvent chercher, dis-je en me levant. Mais moi, je prends.
Nous quittâmes la tour. Elira marchait derrière moi, pensive.
— Elle t'a reconnu. Pas pour ce que tu prétends être... mais pour ce que tu es réellement. Et elle ne l'a pas dit à voix haute.
Je me tournai vers elle, lentement. — Tu fais erreur. Personne ne sait ce que je suis. Ceux qui découvrent la vérité n'ont pas toujours le loisir de la partager.
Elle ne dit rien. Mais son regard changea. Elle comprenait, peu à peu, que j'étais plus qu'un simple érudit ou un mage puissant. Que derrière mes gestes précis, mes choix froids, se cachait quelque chose de plus vaste. De plus ancien. De plus dangereux.
Et je n'en avais pas honte. Je ne fuyais pas cette nature. Je l'embrassais. Car elle faisait de moi ce que les autres ne pourraient jamais être : inarrêtable.
À l'aube, nous quittâmes Drelm sans un mot. Le vent se leva, froid et mordant. Le monde commençait à bouger. Mais il ne savait pas encore qu'il jouait une partie contre un joueur dont il ignorait l'identité.
Et sur cet échiquier, je n'étais ni roi, ni cavalier, ni fou.
J'étais le feu sous la table.
Invisible.
Implacable.
Et prêt à tout brûler pour gagner.