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Chapter 2 - Cendres anciennes

La tempête avait laissé derrière elle un silence surnaturel. La forêt d'Arvellan, d'ordinaire vivante de mille bruits, était figée comme si le temps lui-même avait retenu son souffle. Les branches ployaient encore sous le poids de la neige, et les arbres noirs se dressaient comme des sentinelles funèbres, leurs troncs sillonnés de givre et de runes éteintes. Des corbeaux, rares, tournaient dans le ciel livide sans oser briser le silence.

Près du cœur du cercle magique brisé, Elira dormait encore, enroulée dans mon manteau, tremblante sous l'effet rémanent de la faille. Son aura magique fluctuait faiblement, preuve qu'elle avait été touchée plus profondément que je ne l'avais imaginé. De sa poitrine montaient des soupirs irréguliers, et une fine buée se dégageait de ses lèvres gercées. Je pouvais sentir la fracture invisible que la brèche avait laissée en elle. Une marque. Une alerte.

Je veillais, accroupi à quelques pas, les yeux rivés sur l'endroit où la brèche avait disparu. L'air y était toujours chargé de résidus d'énergie noire, palpables même sans l'aide de mes sens draconiques. Cette voix... ce rire... Ils appartenaient à une entité que je pensais morte depuis des siècles. Un nom interdit remontait à la surface de ma mémoire : Vaerun.

Autrefois un mage prodige de l'Académie des Arcanes de Virelor, aujourd'hui une ombre liée aux arcanes interdites, Vaerun avait été l'architecte de la Chute d'Aetheris, la cité volante. Je l'avais affronté sous une autre forme, une autre vie. Il était un homme autrefois, corrompu par son obsession de transcender les lois naturelles. Et pourtant, c'était bien lui. Je n'en doutais plus.

Je me levai. Mes écailles sous leur forme humaine vibrèrent légèrement. Un frisson me traversa. L'ombre de ce nom semblait peser même sur le vent.

Elira eut un léger gémissement. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, ils étaient voilés d'incompréhension et d'effroi. Elle se redressa lentement, appuyée sur un bras tremblant.

— Il était là, souffla-t-elle. À l'intérieur de la brèche... quelque chose m'a vue. Ça voulait entrer.

Je hochai lentement la tête.

— C'est Vaerun. Un ancien sorcier devenu plus que cela. Il cherche une ouverture entre les plans. Et ce cercle était une clef.

Elle ferma les yeux un instant, respirant plus calmement.

— Pourquoi maintenant ? demanda-t-elle. Pourquoi moi ?

Je pris un moment avant de répondre. Le feu crépitait encore dans le cercle central, brûlant de manière anormale, ses flammes décrivant des courbes interdites.

— Tu es une Gardienne. Le dernier fragment d'un ordre ancien. Vaerun traque les pierres d'équilibre et les âmes liées à elles. Tu étais liée au sanctuaire d'Arvellan, n'est-ce pas ?

Elle acquiesça.

— J'étais l'apprentie de la grande Gardienne Yselde. Elle est morte l'hiver dernier. Il n'y avait plus personne... juste moi.

Son aveu résonna avec une gravité silencieuse. Il n'y avait plus d'ordre, plus de lignée pour protéger les sanctuaires anciens. Juste elle, une survivante, et moi, un dragon hanté par une humanité perdue.

Je tendis la main, posant mes doigts sur son épaule.

— Alors nous ne sommes plus seuls, ni l'un ni l'autre.

Un silence passa. Puis elle demanda, les yeux levés vers moi :

— Qui êtes-vous vraiment ? Vous n'êtes pas seulement un dragon, pas avec cette tristesse dans le regard.

Je répondis sans ruse :

— Je suis Caelum. Autrefois homme, aujourd'hui autre chose. Mon passé est un puzzle que je tente encore de recoller.

Elle hocha la tête sans insister davantage. Je la respectais pour ça.

Je repris forme draconique dans un éclat de lumière noire et de flammes bleutées. Mes ailes s'étendirent, colossales, projetant des ombres mouvantes sur la clairière enneigée. Elira recula d'un pas mais ne montra aucune peur. Avec délicatesse, je m'abaissai pour qu'elle monte sur mon dos. Elle grimpa, s'accrochant à mes écailles. Son poids était presque imperceptible, mais sa présence était une ancre nouvelle.

Nous nous élançâmes vers le ciel.

La forêt se fit mer d'arbres sous nos ailes. Les montagnes pointaient à l'horizon comme des crocs de pierre. Le vent fouettait nos visages, porteur de cendres anciennes et d'oracles oubliés. Elira restait silencieuse, absorbant le paysage, ou peut-être ses peurs. Moi, je pensais à Solmeris.

Solmeris, l'un des six sanctuaires majeurs. À son sommet reposaient les pierres de lien, des cristaux d'équilibre issus du cœur du monde. Si Vaerun cherchait à déchirer le Voile entre les mondes, il s'attaquerait aux nœuds magiques les plus puissants. Solmeris était l'un d'eux. Et il était sans doute déjà trop tard.

Le vol dura une demi-journée. Nous traversâmes les Plateaux Cendreux, puis les Ravins Obliques. La lumière du jour faiblissait. Lorsque nous atteignîmes la vallée de Solmeris, la neige cessait de tomber.

Mais le silence était de mauvais augure.

Le sanctuaire, jadis baigné de lueurs dorées et de chœurs enchantés, n'était plus qu'un tumulus effondré. Les arches étaient brisées, les pierres éclatées, les symboles gravés rongés par une suie noire. Au centre, là où les pierres de lien devaient se dresser, il ne restait qu'un cratère, fumant d'énergie impure.

Elira descendit, le visage décomposé.

— Non...

Je me rapprochai du cratère. Mon souffle fit vibrer les derniers vestiges de magie. J'analysai les résidus, suivant les traces. Celles de Vaerun, indéniablement. Et aussi... une autre présence. Puissante. Lointaine. Comme un battement de cœur venu d'un autre plan.

— Il a déjà commencé, murmurai-je. Et il ne s'arrêtera pas là.

Elira se tourna vers moi, une lueur de flamme dans les yeux.

— Alors il faut le trouver.

Je hochai la tête. La traque de Vaerun commencerait ici. Et avec elle, la fin de ma solitude.

Les cieux nous avalèrent à nouveau. Et la guerre oubliée recommençait.

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