Cherreads

Chapter 5 - Ceux qui tirent les ficelles

La Tour de Morthir s'effaçait derrière nous, dissimulée à nouveau sous les enchantements séculaires. Aucun témoin. Aucun indice visible pour les profanes. Ce lieu, oublié par le monde, venait pourtant de devenir un point de bascule.

Nous avions la deuxième clef.

Le silence d'Elira perdurait depuis notre départ. Je sentais qu'elle me regardait différemment désormais. Ce n'était plus de la méfiance. Ni de la peur. C'était autre chose. Une tension entre admiration et angoisse. Une incompréhension glacée.

— Tu sais que ce n'est qu'un début, dis-je sans la regarder. Ce qui vient... sera bien plus dangereux.

Elle hocha la tête, mais je sentis qu'elle hésitait. Elle voulait poser la question. Depuis qu'elle avait entendu ce mot dans la tour : dragon.

— Tu ne diras rien, dis-je simplement.

— À qui pourrais-je le dire ? Personne ne me croirait.

Je souris. Elle avait compris. L'avantage d'être un secret, c'est que le monde ne prépare jamais de réponse pour vous. Un homme qui ne paraît pas menaçant peut détruire un empire, si personne ne sait qu'il faut l'arrêter.

La ville de Dareth se dressait à l'horizon, citadelle marchande aux allures nobles. Son port grouillait de vie, et ses tours étaient ornées de drapeaux colorés. Mais sous ses pierres blanches et ses marchés parfumés, Dareth abritait quelque chose de bien plus intéressant : des informations.

Nous nous installâmes dans une auberge discrète. Ni trop pauvre, ni trop luxueuse. Le genre d'endroit où l'on ne posait pas de questions. Où l'on ne se souvenait pas des visages.

Le soir venu, je laissai Elira à ses lectures et descendis dans les bas-quartiers. Là où les espions et les courtisans se mêlaient aux criminels et aux parias. Là où les langues se déliaient.

Un nom revenait. Encore et encore. Un homme. Ou plutôt, une figure insaisissable : Le Passeur.

Il savait tout. Vieux secrets. Réseaux de pouvoir. Trahisons à venir. On disait qu'il échangeait des informations contre des souvenirs, ou pire.

Je trouvai sa trace dans un vieux temple oublié, près du fleuve. L'air y était plus froid qu'il ne devrait. Et les murs... pleuraient. Littéralement.

— Tu n'as pas d'ombre, dit-il en m'observant depuis l'obscurité.

Je ne répondis pas. Il aimait les effets de style. Moi, non.

— Tu cherches les clefs. Trois sont encore hors de portée. Mais tu avances vite. Trop vite.

Il sortit de l'ombre. Son visage était changeant. Une illusion constante. Tantôt vieillard, tantôt enfant. Il n'était ni l'un ni l'autre.

— Je veux les emplacements, dis-je.

— Tu veux bien plus que ça. Tu veux savoir pourquoi elles existent. Qui les a faites. Ce qu'elles enferment.

— Je saurai. Avec ou sans toi.

Il rit. Une vibration malsaine.

— Ah, l'arrogance millénaire... Tu ne m'as pas encore reconnu, n'est-ce pas ?

Je restai immobile. Mon esprit analysait chaque mot, chaque geste. Mais non, je ne le connaissais pas.

— Peut-être que tu ne peux pas reconnaître ce que tu as détruit dans ta vie passée.

Il m'observa avec intensité. Comme s'il cherchait à provoquer une réaction. Il n'y en eut aucune.

— Voici ce que je t'offre : trois noms, trois lieux. Mais en échange, je veux un souvenir.

Je le fixai. Il insista.

— Pas un souvenir quelconque. Je veux celui du jour où tu as compris que tu étais seul. Définitivement seul. Celui où tu as compris que même les dieux t'avaient abandonné.

Il pensait m'ébranler. Mais ce souvenir... je l'avais revisité tant de fois qu'il ne me hantait plus. Je l'avais disséqué, analysé, vidé de son poids.

— Prends-le, dis-je.

Il posa une main sur ma tempe. Une brume noire s'enroula autour de mes pensées. Et il vit. Il vit le silence après la mort. Il vit l'oubli. Il vit la transcendance glacée de celui qui n'attend plus rien de personne.

Il chancela. Puis rit, à nouveau. Mais cette fois, c'était un rire plus fragile.

— Tu es un monstre. Un chef-d'œuvre, murmura-t-il.

Il me tendit un parchemin.

— Les trois lieux. Et un quatrième. Un faux. À toi de deviner lequel.

Je pris le parchemin. Et tournai les talons sans un mot.

Derrière moi, il ajouta :

— Tu te crois seul. Mais tu ne l'es pas. Certains t'observent. Depuis bien plus longtemps que tu ne le crois.

Je quittai le temple. Je savais déjà qu'il disait la vérité. J'avais senti ces regards, parfois. Anciens. Intrusifs. Mais je n'avais jamais pu les localiser.

Il y avait donc d'autres joueurs sur l'échiquier.

De retour à l'auberge, je trouvai Elira plongée dans un grimoire d'histoire. Elle leva les yeux.

— Tu saignes, dit-elle.

Je portai une main à ma tempe. Un mince filet de sang s'y formait. Le Passeur avait creusé plus profondément que prévu. Intéressant.

— Rien d'important.

Je déroulai le parchemin devant elle. Trois emplacements. Un faux. Nous allions devoir en explorer au moins deux.

Elle s'approcha.

— Ces lieux... ils sont tous liés à d'anciens sanctuaires élémentaires. Tu penses que les clefs servent à ouvrir un nexus ?

Je souris, presque amusé.

— Ce serait trop simple. Ce que je veux, ce n'est pas un portail. C'est la matrice elle-même. Le système derrière le monde. Celui que personne n'ose nommer. Celui qui a placé des règles sur l'existence. Je veux le briser.

Elle me fixa, troublée. Mais elle ne recula pas.

C'était un bon signe.

— Et si en le brisant... on détruisait l'équilibre ?

Je me levai, et répondis calmement :

— Alors, ce monde mérite d'être déséquilibré.

Le cinquième chapitre était clos. L'échiquier s'élargissait. Les joueurs sortaient de l'ombre. Et moi... je n'étais que le catalyseur d'un bouleversement que nul n'avait anticipé.

Ni homme. Ni dragon. Quelque chose entre les deux.

Quelque chose de pire.

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